par Audrey Eugénie Schlegel, LL.M., collaboratrice scientifique à la Chaire de droit public francais à l’Université de la Sarre (Allemagne)
Introduction
La neutralité de l’État en milieu scolaire allemand n’est plus synonyme de neutralité des enseignants. Dans sa dernière décision concernant la neutralité religieuse de l’État en milieu scolaire[1], datée du 27 janvier 2015, le Tribunal constitutionnel fédéral allemand (Bundesverfassungsgericht – BVerfG) a choisi de différencier entre les obligations de neutralité imposées à l’État lui-même, sous la forme des écoles, et celles imposées aux enseignants et au personnel pédagogique. Ceci signifie que l’affichage de signes religieux demeure interdit dans les bâtiments scolaires, mais est – dans une certaine mesure – permis aux membres du personnel enseignant et pédagogique.
Le Land de Nordrhein-Westfalen avait adopté en 2005, et modifié en 2006, sa loi sur l’école, interdisant en son § 57 al. 4 toute „manifestation extérieure d’opinions politiques, religieuses, idéologique ou autre, qui serait de nature à mettre en danger ou perturber la neutralité du Land face aux élèves ainsi qu’aux parents. En particulier est interdit tout comportement extérieure qui pourrait donner l’impression aux élèves ou aux parents qu’une enseignante ou un enseignant s’engage contre la dignité humaine, l’égalité au sens de l’article 3 de la Loi fondamentale, les droits fondamentaux garantissant une liberté ou l’ordre constitutionnel de démocratie libre. L’exécution de la mission d’éducation en accord avec les articles 7 et 12 al. 6 de la Constitution du Land de Nordrhein-Westfalen, et la représentation correspondante des valeurs éducatives et culturelles chrétiennes et occidentales, ne contredit par la norme du comportement de la phrase 1. Le commandement de neutralité de la phrase 1 ne s’applique pas au cours de religion et aux écoles religieuses et idéologiques“.
Suite à l’adoption de cette loi, il fut demandé à une conseillère socio-pédagogique de retirer son foulard. Elle obtempéra, mais remplaça celui-ci après un „bonnet typiquement trouvé dans le commerce“ (handelsübliche Müntze, para. 9 de la décision) couvrant entièrement cheveux et oreilles, assorti d’un pullover à col roulé dissimulant son cou. Dans une conversation, elle admit avoir porté le foulard pour des raisons religieuses, tout en s’abstenant de préciser pourquoi elle avait adopté le bonnet et le pull, portés en toute saison. Un avertissement lui fut alors adressé, enjoignant de retirer ce couvre-chef, au motif que celui-ci remplissait les mêmes fonctions et envoyait le même signal que le foulard islamique (para. 9). Elle contesta la légalité de cet acte devant la juridiction du travail allemande. Une enseignante fut également priée de retirer son foulard, qu’elle indiqua porter depuis l’âge de 12 ans pour des raisons religieuses (para. 27). Elle refusa d’obtempérer, persistant dans son refus d’ôter le foulard après l’envoi d’un avertissement. Elle fut alors licenciée, et contesta cette décision, ainsi que l’avertissement, devant la juridiction du travail.
Dans les deux affaires, les requêtes furent rejetées en première instance, en appel et en révision[2]. Les requérantes déposèrent alors une requête devant le BVerfG, visant à faire constater une violation directe de leurs droits fondamentaux par les décisions judiciaires, et indirecte par les normes législatives en application desquelles ces décisions avaient été prises (para. 38).
Le BVerfG constata aussi bien une violation du droit à la liberté religieuse des requérantes (art. 4 al. 1 et 2 de la Loi fondamentale – Grundgesetz – GG) par les décisions de justice contestées, ainsi qu’une violation du principe d’égalité dans l’accès aux fonctions publiques (art. 3 al. 3 en combinaison avec art. 33 al. 3 GG) par la phrase 3 du § 57 al. 4 de la Loi sur l’école du Land de Nordrhein-Westfalen.
Cette décision, qui autorise l’entrée de signes religieux dans le milieu scolaire, est à lire dans le prolongement de la décision du Tribunal fédéral administratif (Bundesverwaltungsgericht-BverwG) de 2013[3], où le BVerwG recommanda lui-même le port du „burkini“ afin de permettre aux élèves musulmanes d’assister au cours de natation tout en respectant les règles de leur foi. Ces deux décisions indiquent la naissance d’une nouvelle conception de la neutralité religieuse en Allemagne: une neutralité qui n’est plus garantie par l’effacement des religions en milieu scolaire, mais par la conciliation des divers intérêts impliqués. Il semblerait que de nombreuses organisations, entre autres confessionnelles, ont pressenti que la décision de 2015 marquerait un tournant, car elles furent nombreuses à soumettre leurs observations au BVerfG pour cette nouvelle décision (longuement citées, v. para. 56 à 76).
En 2003[4], le BVerfG avait déjà été appelé à statuer sur une question semblable: une aspirante enseignante se vit refuser sa nomination car elle avait fait part de son choix d’enseigner en portant le foulard islamique. Elle contesta le refus devant les juridictions du travail, qui rejetèrent ses demandes. Elle porta alors l’affaire dans le BVerfG, qui se borna à indiquer que toute interdiction du port de signes religieux qui n’aurait pas de fondement dans une norme à valeur législative serait contraire à la Loi fondamentale. Le BVerfG n’avait donc pas rejeté l’interdiction telle qu’elle, mais exigeait simplement qu’elle satisfasse aux exigences les plus basiques de constitutionnalité[5]. La décision de 2013 touchant au burkini peut être vue comme un pas en avant vers l’entrée des signes religieux en milieu scolaire, dans la mesure où précisément afin de favoriser l’intégration[6], le BVerwG recommande l’utilisation par les élèves d’un vêtement identifié en relation par une religion[7], dans le but de rendre une scolarisation possible[8]. Le vêtement à connotation religieuse demeure toutefois une exception marginale, restreinte aux élèves. Enfin, en 2015, le port d’un vêtement à connotation cesse d’être l’exception: il devient la règle, et l’interdiction devient l’exception. Surtout, le champ des personnes profitant de cette autorisation est étendu au personnel enseignant et pédagogique (une interdiction générale pour les élèves de porter le foulard islamique ou un signe similaire n’est prévue dans aucun Land[9]).
La décision du 27 janvier 2015 marque d’une part la volonté du BVerfG d’empêcher que le législateur „ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement“[10], ou plus exactement, ne promulgue des interdictions absolues qui seront interprétées de manière toute aussi absolue par les tribunaux. En effet, le BVerfG souligne la nécessité d’une interprétation in concreto des dispositions contestées de toute loi (car d’autres Länder ont adopté, ou considèrent, l’adoption de mesures législatives similaires) restreignant le port de symboles religieux , et d’une appréciation des faits de chaque d’espèce tenant compte à la fois d’éléments objectifs et subjectifs (I). La décision qui découle de ces recommandations est une décision de conciliation, si ce n’est de consensus (II).
I. De l’abstraction subjective à la concrétisation objective?
La loi sur l’école de 2005 du Land de Nordrhein-Westfalen fit, comme la plupart des mesures ayant pour objet ou pour effet d’interdire le port de signes religieux[11], l’objet de nombreuses critiques, non seulement politiques[12] mais aussi juridiques (point souligné dans le mémoire du Ministère de l’école du Land, v. para. 57). Le BVerfG semble avoir reconnu la dimension politique du problème, et afin de ne pas empiéter sur le champ de compétences du législateur (soulignant que celui-ci dispose d’une prérogative de décision (Einschätungsprärogative), para. 102), identifia la clef du problème comme étant située au niveau de l’interprétation de la loi, et non des dispositions de la loi elle-même. Ainsi, la loi aurait été interprétée à l’échelle de l’abstraction, d’où résulte une interdiction bien plus sévère, ce que le BVerfG corrigea dans sa décision (A). De plus, se posa aussi la question de définir le vêtement à connotation religieuse, et notamment de déterminer le critère commandant la signification religieuse du vêtement concerné: est-ce que la signification prêtée par la société au vêtement, ou celle que celui-ci revêt pour l’individu le portant? (B).
A. Une interprétation in concreto de la loi
Le BVerfG introduit ses réflexions par la remarque que les deux requérantes, bien que „employées du service public“ (Angestellte im öffentlichen Dienst), peuvent faire exercice de leurs droits fondamentaux: elles n’y ont pas renoncé en entrant dans une relation spécifique avec l’État (para. 84). La théorie de la relation juridique spéciale ou Sonderrechtsverhältnis[13] ne s’applique donc pas ici. Le BVerfG ne s’étend pas sur cette question, rappelant ainsi que ceci est déjà part d’une jurisprudence établie[14]. Le BVerfG précise cependant plus loin que même les „musulmanes […] exerçant leur métier dans une école publique ouverte à toutes les confessions“ (para. 87) peuvent se fonder sur la liberté de croyance, garantie par l’art. 4 al. 1 et 2 GG, afin de porter non seulement „un foulard noué autour de la tête d’une manière typique pour leur religion“, mais aussi „pour le port de tout autre vêtement cachant les cheveux et le cou pour des raisons apparemment religieuse“ (para. 87). Ceci signifie que le champ d’application des droits fondamentaux concernés est ouvert, et qu’il est dès lors nécessaire de vérifier dans le détail si les requérantes ont effectivement subi une violation de ces droits.
Comme souvent, l’existence d’une atteinte ne fait guère de doutes. Toutefois, cette atteinte pourrait être justifiée, ce qui signifie que le plus grand effort d’argumentation[15] pour justifier sa décision doit être accompli par le BVerfG pour démontrer l’absence de proportionnalité entre le but légitime recherché, et les moyens employés. Le BVerfG admet la légitimité du but poursuivi par le législateur de Nordrhein-Westfalen en adoptant la loi, à savoir protéger la paix à l’école et la neutralité religieuse de l’état, et ainsi de s’assurer que l’État puisse accomplir sa mission d’éducation (para. 99). Le BVerfG relève ensuite que le texte concerné n’interdit pas le port de signes religieux de manière générale, mais uniquement de ceux „qualifiés […] pour mettre en danger ou troubler la neutralité du Land face aux élèves et aux parents, ou la paix politique, religieuse ou idéologique de l’école“ (§ 57 al. 4 ph. 1 de la loi sur l’école de 2005).
La légalité des sanctions infligées aux requérantes sur ce fondement dépend ainsi de l’existence d’un tel danger. Le but de la loi de protéger contre un tel danger ayant été jugé légitime, le BVerfG situe la violation du droit fondamental à la liberté de religion et de croyance au niveau de l’interprétation faite du terme „danger“ par la juridiction du travail. En effet, celles-ci, de la première instance à la révision, n’ont pas cherché à caractériser un danger concret de troubles pour la paix à l’école. Elles ont simplement retenu un danger abstrait, ce qui représente une atteinte hors de proportion au but recherché selon le BVerfG: une sanction n’est autorisée que dans le cas „d’une mise en danger ou d’un trouble de la paix à l’école ou de la neutralité de l’État suffisamment concrète“ (para. 113).
Un tel glissement du contrôle de constitutionnalité (du niveau de la loi à celui se son interprétation) pour préserver un texte législatif serait difficile pour le Conseil Constitutionnel français. Le BVerfG dispose en effet de l’avantage d’être responsable du contrôle de la compatibilité avec les droits fondamentaux non seulement des normes législatives, mais aussi de tout acte de la puissance publique, y compris des jugements[16], ce qui lui permet de sanctionner aisément une erreur d’interprétation de la part des tribunaux (ou une erreur de la part de l’administration qui aurait été approuvée par les juridictions administratives). Le Conseil Constitutionnel, lui, ne sanctionne pas une « mauvaise » interprétation, mais a pris l’habitude de prescrire une « correcte » interprétation des textes législatifs qui lui sont soumis (une interprétation en accord avec les normes constitutionnelles): il s’agit de la technique des réserves d’interprétation. Le BVerfG fait souvent usage de cette technique du glissement du contrôle de constitutionnalité[17], qui lui permet de préserver la notion d’une loi inscrite dans le marbre, ainsi que la souveraineté parlementaire[18] : ces considérations sont évoquées par le Tribunal lui-même (para. 117). Et dans le cas qui nous intéresse ici, cette technique permet aussi au BVerfG de dégager une solution de flexibilité maximale en réponse au problème du port de signes religieux à l’école, en conservant la base légale nécessaire à une interdiction, mais en restreignant son usage.
Le BVerfG va cependant jusqu’à admettre qu’un tel danger pourrait également légitimer une interdiction législative portant sur tout une zone, et précise qu’une mesure d’interdiction ne peut être prise par une école seule qu’en l’absence de telle „réglementation différenciée“ (differenzierte Regelung, para. 115). Par « réglementation différenciée », le BVerfG entend « l’interdiction de manifestation externes de croyances religieuses non pas dans chaque cas concrète, mais de manière plus générale, par exemple pour certaines écoles ou zones scolaires pour une période définie » (para. 114). Une telle réglementation est différenciée au sens où elle ne s’applique pas uniformément sur l’ensemble du territoire pour lequel le législateur de Land est compétent, mais prévoit des règles différentes pour des zones géographiques, voire même des écoles, différentes. Il serait possible d’objecter que la direction d’une école est la plus à même de mesurer les risques concrets de troubles que peuvent causer des signes religieux en son enceinte, et est de plus susceptible de réagir plus rapidement que le législateur du Land. Mais cette „suggestion“ du BVerfG a le mérite de permettre effectivement que la compétence et la responsabilité d’une telle décision demeurent acquises au législateur. Ceci évite les attaques personnelles à l’encontre d’un recteur d’école qui prendrait une décision similaire, et permet d’éviter les sur-réactions au niveau local.
Toutefois, la formulation demeure énigmatique: le BVerfG précise que les sanctions encourues pour le port d’un signe religieux ne sont considérées comme disproportionnelles au but de préserver la paix à l’école que si ce choix vestimentaire „repose visible sur un commandement religieux compris comme obligatoire“ (para. 101). Compris par qui? Par celui qui le porte uniquement (appréciation subjective), ou par l’ensemble de la société (appréciation objective)? Ou uniquement par la communauté musulmane? Le BVerfG ne le précise pas…
B. Entre interprétation subjective et objective
Cette question de l’appréciation subjective ou objective se trouve à un autre niveau de la décision. Car la signification de tout signe religieux est collective, ce qui pose un problème particulier lors de l’identification des „vêtements à connotation religieuse“ (religiös konnotierte Kleidungsstücke dans la décision du BVerfG), dont l’interdiction pourrait s’avérer nécessaire en vue de préserver la paix. Un vêtement tombe-t-il sous l’interdiction dès qu’il revêt pour la personne le portant une signification religieuse, ou seulement à partir du moment où un groupe de personne au sein de la communauté religieuse concernée lui prête cette signification ? Ou un consensus au sein de cette communauté est-elle nécessaire ? Ou faut-il de plus que ce vêtement soit associé à cette signification dans l’ensemble de la société ? Il serait logique de penser qu’uniquement dans ce dernier cas un vêtement puisse avoir le potentiel de troubler la paix publique, et par conséquent devrait être interdit. L’appréciation serait alors objective.
Le BVerfG note qu’un foulard sur la tête n’et pas en soi un symbole religieux, à l’opposé du crucifix par exemple. Pour toutefois couper l’herbe sous le pied aux futures argumentations selon lesquelles la requérante ne porterait pas le foulard comme un symbole religieux mais comme un élément de sa tenue quotidienne, le BVerfG se réfère au contexte social. Celui-ci fait du foulard un „vêtement à connotation religieuse“ (para. 94), et toute femme le portant en a normalement conscience. Il semble donc que l’interprétation objective prime.
Toutefois, des éléments de subjectivité sont réintroduits plus loin dans la décision. Le BVerfG relève que le commandement de dissimuler la tête et le cou peut revêtir pour une femme musulmane une importance telle que l’impossibilité d’y satisfaire lui fermerait l’accès à son travail. Aux yeux du BVerfG, cela joue un rôle dans la mesure de la gravité de l’atteinte (para. 96 et s.). Or plus l’atteinte est grave, plus les exigences de proportionnalité seront hautes. Ceci signifierait-il donc que l’existence d’une violation des droits dépend de la subjectivité de chaque requérant? Faut-il voir une contradiction intrinsèque dans cette décision du BVerfG?
Non, car le premier point de cette apparente contradiction porte sur la qualification juridique des faits: la qualification à donner au foulard dépend du contexte social, et ainsi la question de savoir si le champ d’application du droit à la liberté religieuse est ouvert. Ce point commande, selon le BVerfG, une appréciation subjective. Il est à noter que s’il ne s’agissait pas d’un vêtement religieux ou à connotation religieuse, le droit à la liberté religieuse ne trouverait pas à s’appliquer. L’interdiction du foulard serait une simple restriction du code vestimentaire, éventuellement contestable sous l’angle de sa compatibilité avec le droit général de développement de la personnalité (allgemeines Persönlichkeitsrecht) [19].
Le second point concerne, lui, la gravité de l’atteinte. Dans la mesure où le BVerfG ne recherche pas uniquement les atteintes aux droits fondamentaux commises par des normes législatives d’application générale, mais également dans des actes juridiques d’application particulière, il n’est guère étonnant que la gravité d’une atteinte se mesure à l’aune de chaque cas d’espèce. Le but premier du BVerfG n’est pas de poser des principes, mais de garantir une protection individuelle des droits fondamentaux[20]. Ceci recommande de tenir compte de l’individualité de chaque cas… Ceci explique que le BVerfG commence par exposer qu’aucun des buts constitutionnels légitimes poursuivis par le législateur avec le § 57 al. 4 ph. 1, ou par la juridiction du travail avec l’interprétation qu’elle donna de ces dispositions, ne recouvre une valeur si absolue qu’il justifie une interdiction absolue du port d’un symbole religieux, quand ce port repose sur un commandement religieux compris comme impératif (para. 103). Il est donc permis de penser que la décision du BVerfG aurait été différente si le port du vêtement concerné était facultatif, ou si une alternative avait existé.
II. Une décision de conciliation
Il semblerait que le BVerfG ait cherché à concilier les positions opposées sur cette question, non seulement au sens juridique[21], mais également au sens politique. Notamment, il lui fallut concilier la liberté religieuse négative avec les aspects positifs de l’exercice de cette liberté (A), et également résoudre la difficile question de la neutralité de l’État en milieu scolaire (B).
A. Conciliation entre liberté religieuse négative et positive
L’art. 4 al. 1 et 2 GG garantit la „liberté de croyance et de conscience et la liberté de professer des croyances religieuses et philosophiques“[22]. La jurisprudence et la doctrine différencient traditionnellement entre liberté de croyance „positive“ et „négative“. La liberté positive est traditionnellement définie comme celle d’avoir des croyances et d’agir en fonction de celles-ci, la liberté négative est celle de ne pas avoir de croyances, ou ne pas agir en fonction de celles-ci[23].
Dans l’affaire qui nous préoccupe, se retrouvait opposée la liberté positive des deux requérantes de vivre en fonction des préceptes de leur foi, et la liberté négative des élèves de ne pas se sentir soumis à la pression de suivre les commandements d’une religion donnée (para. 98). Le BVerfG précise que cette opposition est à résoudre sous l’angle du commandement de tolérance, mais que cette tâche incombe au premier lieu au législateur (idem). Le BVerfG ne se reconnaît donc pas compétent pour résoudre lui-même la question, uniquement pour contrôler la compatibilité de la solution trouvée avec les droits fondamentaux, et la Loi fondamentale dans son ensemble.
Dans le cadre de ce contrôle, le BVerfG souligne qu’aucun des intérêts constitutionnellement protégés (verfassungsrechtlich verankerte Positionen) qui entrent ici en collision avec la liberté positive des requérantes (notamment le droit des parents de faire des choix éducatifs, la mission éducatrice de l’État, ainsi que bien sûr la liberté de croyance négative), ne possède une importance de nature à justifier une interdiction dès lors qu’ils seraient menacés de manière abstraite (para. 103). Ceci équivaut à considérer que l’ensemble de ces biens constitutionnels est moins important que la liberté de croyance positive: une idée contestée dans l’opinion divergente publiée avec la décision du BVerfG (para. 2 de l’opinion). Toutefois, ceci illustre une théorie de la doctrine selon laquelle la liberté de croyance positive bénéfice d’une protection constitutionnelle bien plus étendue que les aspects négatifs de la liberté de croyance[24]. Cette théorie est de plus soutenue par le fait que le BVerfG ne consacre qu’un seul paragraphe au balancement de la liberté positive et négative dans cette affaire (para. 105).
Le BVerfG retient tout d’abord que le seul port du foulard islamique par le personnel de l’école n’est pas de nature à porter atteinte à la liberté des enfants, aussi longtemps que le port du vêtement n’est pas accompagné par les membres du personnel concernés d’incitations verbales à rejoindre leur foi, ou d’autres tentatives d’influencer les élèves. De plus, le BVerfG cherche à voir dans le port de vêtements religieux à l’école un aspect positif : les élèves seraient confrontés non seulement au foulard, mais également à d’autres signes renvoyant à d’autres croyances (para. 105). Dans la pratique, il est à craindre que cette idée ne demeure qu’un voeu pieux de la part du BVerfG…
La liberté négative des élèves n’est pas la seule concernée: les parents aussi exercent une forme de liberté négative, en déterminant l’éducation religieuse à laquelle ils souhaitent soumettre leurs enfants. Ici, la liberté négative se double du droit des parents de définir l’éducation des enfants, garanti par l’art. 6 al. 1 ph. 1 GG. Ce double droit est cependant mis en balance non seulement contre la liberté positive de croyance, mais aussi contre la mission éducatrice de l’État (définie à l’art. 7 al. 1 GG): l’État, rappelle le BVerfG, poursuit sa propre mission éducatrice, distincte de celle des parents (il rappelle ici une jurisprudence antérieure, para. 106). Les prérogatives des parents sont ainsi opposées à celles de l’État… le BVerfG ne s’étend pas cependant sur la question de la conciliation de ces prérogatives (peut-être car l’idée de reconnaître un „droit d’éduquer“ à l’État aurait des relents désagréables de totalitarisme?).
De plus, le BVerfG attira l’attention sur le fait que ce droit d’éduquer de l’État (et donc d’éduquer les élèves à la pluralité religieuse) n’est pas opposé à l’obligation de neutralité religieuse de l’État (para. 108). Toutefois, il se pourrait que le choix de l’État (enfin, mettons des mots sur les maux: du BVerfG) d’éduquer les élèves placés dans les écoles publiques à la diversité religieuse finisse par mettre en échec la mission d’éducation de manière générale, en fournissant le terreau à des conflits sans fin en milieu scolaire. Ce danger fut identifié dans l’opinion divergente, qui redoute que le fait d’autoriser le personnel enseignant et pédagogique à porter des signes religieux engendre des conflits entre les élèves et les parents (para. 13 de l’opinion). Une vision pessimiste de la société? Ou simplement réaliste: les questions religieuses déploient encore aujourd’hui dans nos sociétés un potentiel conflictuel hors du commun[25]…
B. La difficile question de la neutralité de l’État
- Neutralité religieuse
La question précédemment évoquée n’est pas la seule où l’opinion divergente fit ressortir la simplicité, voire la naïveté, du raisonnement de la majorité. En effet, le BVerfG relève qu’il faut différencier entre les signes religieux dont le port serait (hypothétiquement) imposé par l’État, et ceux que le personnel enseignant et pédagogique porte librement (para. 104). Seuls les premiers violeraient l’obligation de neutralité religieuse de l’État.
Cette position va à l’encontre de la position française, selon laquelle les agents et employés du service public (scolaire) représentent l’État, et l’obligation de laïcité de l’État français est par conséquent la leur[26]. L’opinion divergente rejoint la position française: l’obligation de neutralité de l’État se traduit en une obligation de neutralité des enseignants et du personnel pédagogique (para. 14 de l’opinion). À l’inverse, la majorité rejette expressément l’idée qu’il existerait un conflit général entre neutralité de l’État et le port de signes religieux par le personnel enseignant et pédagogique (para. 108, 112). L’État, et donc l’école elle-même, ne saurait s’adonner au prosélytisme en faveur d’une religion donnée (ce qui exclut donc le crucifix des salles de classes, dans la mesure où ceux-ci sont apposés par l’école elle-même, institution de l’État, v. para. 111), mais le port de signes religieux par le personnel doit être autorisé, dans la mesure où l’État, et donc l’école publique, serait caractérisé (toujours selon la majorité) par une politique de tolérance envers la multitude des religions (para. 109, 110).
Sur ce point encore, l’opinion divergente a sa propre argumentation: selon elle, les élèves sont dans une relation de dépendance particulière face au personnel enseignant et pédagogique, et donc particulièrement influençables par eux. Les juges de la minorité en déduisent la nécessité d’une plus grande obligation de retenue du personnel employé par l’État en milieu scolaire, en ce qui concerne l’affichage de croyance religieuse (para. 10 de l’opinion). De plus, ce personnel exerce une „fonction d’exemple“ (Vorbildungsfunktion, para. 11), et le fait de porter un signe religieux serait pour les élèves un signal que ce comportement est à reproduire. À cette dernière affirmation de l’opinion divergente et minoritaire, semble faire écho la majorité, d’après laquelle le port de différents signes religieux par différents enseignants relativiserait cette influence (v. plus haut)… Mais en pratique, combien d’écoles concentrent un enseignant musulman, un catholique, un évangéliste, un bouddhiste, affichant tous ouvertement leurs croyances par le port de symboles religieux visibles ?
- Neutralité et égalité
Une des formes d’expression du principe de neutralité religieuse de l’État est l’interdiction du prosélytisme pour une religion précise. De cette obligation découle, à un autre degré, l’obligation de traiter toutes les religions de manière égale, ou plus exactement de ne pas en favoriser une.
Or ainsi que le font remarquer les requérantes, la Constitution du Land de Nordrhein-Westfalen semble privilégier les religions chrétiennes. Les requérantes soutiennent qu’il en est de même dans certaines des dispositions de la loi sur l’école de 2005. Le BVerfG déduit, interprétant le § 57 al. 4 de la loi sur l’école à la lumière de l’article 7 al. 1 de la Constitution du Land, que le port de signes se rattachant à une religion chrétienne n’aurait pas donné lieu à des sanctions (para. 130). Une loi interdisant (sous la condition qu’il existe un danger concret) les signes religieux à l’école, doit être rédigée et appliquée sans discrimination ou privilège d’une religion.
Cette question de l’égalité des religions est encore une fois posée par la phrase 3 du § 57 al. 4 de la loi sur l’école, qui précise que „l’exécution de la mission d’éducation en accord avec les articles 7 et 12 al. 6 de la Constitution du Land de Nordrhein-Westfalen, et la représentation correspondante des valeurs éducatives et culturelles chrétiennes et occidentales, ne contredit par la norme du comportement de la phrase 1“. Il s’agit d’un commandement au système scolaire de représenter les valeurs chrétiennes, et les requérantes questionnent la constitutionnalité de ce commandement. Le BVerfG y a effectivement vu une discrimination à l’égard des religions non chrétiennes, discrimination ne pouvant être supprimée par une interprétation conforme à la Constitution (verfassungskonforme Auslegung), dans la mesure où ceci équivaudrait à une réécriture de la loi par le pouvoir judiciaire. Le BVerfG rappelle ici que le juge est tenu à la Loi fondamentale, mais est aussi soumis à la simple loi par l’art. 20 al. 3 de la Loi fondamentale (para. 131). Cette disposition fut ainsi déclarée inconstitutionnelle par le BVerfG.
Ce raisonnement soulève une autre question, sur un terrain politiquement et juridiquement bien plus glissant: le BVerfG doit-il condamner l’emploi de références chrétiennes dans la Constitution d’un Land? Juridiquement, ces constitutions sont soumises à la Loi fondamentale: le BVerfG peut donc les contrôler à l’aune de celle-ci. Politiquement… le pas est difficile. Le BVerfG se sort de l’impasse en proclamant que si une constitution, ou une loi, emploie des références chrétiennes, celles-ci doivent être sécularisées (para. 130). Est-il possible de séculariser une référence chrétienne telle que la mention de la „crainte de Dieu“ (Ehrfurcht vor Gott) dans la Constitution de Nordrhein-Westfalen? Selon le BVerfG, cette référence a également du sens dans le contexte d’une religion comprenant des dieux non personnalisés (para. 130).
Enfin, se pose la question du traitement à réserver à une religion qui nierait un des principes fondateurs de l’ordre constitutionnel: ainsi, il fut évoquer le fait que le port du foulard contredit l’égalité entre hommes et femmes. Le BVerfG se contente de balayer cette objection d’une seule phrase (para. 144). Il est à regretter que contrairement à son habitude, le Tribunal Constitutionnel fédéral n’ait pas soutenu un argument extra-juridique par des références bibliographiques ou empiriques détaillées, qui auraient donné plus de point à une affirmation pour le moins détonante.
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[1] BVerfG, décision n° 1 BvR 471/10, 1 BvR 1181/10, publiée le 13.03.2015.
[2] La Revision du droit allemand est semblable à la cassation du droit français. Le pourvoi en révision n’est possible qu’à l’encontre des arrêts d’appel (Berufungsurteile), et ne peut porter que sur des points de droit.
[3] BVerwG, arrêt n° 6 C 25.12, 11.09.2013.
[4] BVerfG, décision n°2 BvR 1436/02, 24.09.2003.
[5] La première de ces règles étant que toute restriction de l’exercice d’un droit fondamental, c’est-à-dire toute atteinte à ce droit, doit pour être constitutionnelle trouver son fondement dans une norme législative (de rang fédéral ou adoptée par le parlement d’un Land). Comp. G. KIRCHHOF, Die Allgemeinheit des Gesetzes: über einen notwendigen Garanten der Freiheit, 2009, S. 198.
[6] Le BVerwG souligne la mission d’intégration de l’école: ceci impose donc de permettre autant que possible la participation des élèves aux activités scolaires, notamment aux cours obligatoires (para. 16 et s. de la décision). En découle une obligation de rechercher des moyens concrets de permettre cette participation: le burkini est l’un d’eux.
[7] Ce dont le BVerwG avait conscience, mais il rejeta les arguments visant à démontrer le risque d’une marginalisation de l’élève portant une telle tenue (para. 26 de la décision).
[8] Une élève musulmane se vit infligée des sanctions en raison de son refus de participer au cours de natation obligatoire. Elle motivait son refus par le fait que sa foi lui interdisait de montrer son corps à des membres du sexe opposé. L’école suggéra alors de porter le burkini, vêtement de natation couvrant la totalité du corps. Le BVerfG considéra que l’école avait ainsi proposé une alternative raisonnable à l’élève, et que les sanctions imposées après son rejet de cette alternative étaient donc proportionnées et ainsi constitutionnelles. V.
[9] Toutefois, quelques recteurs d’école ont tenté au cours des années d’adopter une mesure d’interdiction des symboles religieux limitée à leur propre école. Le foulard islamique est le symbole le plus fréquemment visé, soit par une interdiction le nommant expressément (généralement abolie en raison de l’insurrection des médias suivant l’adoption d’une telle mesure, parfois après l’intervention du ministère de l’éducation du Land concerné: v. „Schülerinnen dürfen Kopftücher wieder tragen“, Die Welt, 25.11.2010; S. VIETH-ENTHUS, „Muslimische Schülerin soll Kopftuch ablegen“, Der Tagesspiegel, 1.02.2015), ou plus rarement, de manière indirecte en interdisant le port de couvre-chefs dans le périmètre de l’école (N. TOKU, „Individuelle und institutionelle Diskriminierung muslimischer Kinder in deutschen Schulen“, in K. KOCH, K. DARWISCH (dirs.), Dimensionen religiöser Erziehung muslimischer Kinder in Niedersachsen, 2010, pp. 42-50 (45).
[10] MONTESQUIEU, L’Esprit des lois, 1748, Livre XI, Chapitre 6.
[11] V. n. 9.
[12] L’opposition (Parti social-démocrate – Sozialdemokratische Partei ainsi que les Verts – Die Grünen) ont surtout critiqué les nouvelles modalités d’orientation des élèves, et de manière générale le fait que de nombreux choix éducatifs soient ôtés des mains des parents (v. „Opposition verschärft Kritik am neuen Schulgesetz“ in RP-online, 13.12.2005).
[13] Théorie selon laquelle certains employés et agents du service public ne peuvent faire qu’un exercice limité de certains de leurs droits fondamentaux, car leur statut spécial à l’égard de l’État leur impose certaines restrictions. Cette théorie fut élaborée par Otto Mayer à la fin du XIX ème siècle. Toutefois, peu de ces restrictions ont survécu face aux assauts répétés de la doctrine et des tribunaux. V. S. DUGAR S., Der Gleichheitsgrundsatz in Bezug auf das allgemeine Gleichbehandlungsgesetz im deutschen und mongolischem Recht, 2009, p. 107.
[14] Il renvoie néanmoins à une de ses propres décisions, rappelant que ce principe s’étend également aux agents (Beamte) du service public. Il ne peut cependant en être déduit que la permission de porter un symbole religieux durant le service est ainsi étendue à l’ensemble des agents de la fonction publique, ni même aux agents de l’éducation publique.
[15] Ceci est le cas de la plupart des droits dont l’exercice relève de la sphère privée: comp. HAUCK P., Heimliche Strafverfolgung und Schutz der Privatheit, 2014, p. 332; mais est vrai de manière générale pour l’ensemble des droits fondamentaux: LINDNER J. F., Theorie der Grundrechtsdogmatik, 2005, p. 211; ALEXY R., Theorie des Grundrechte, 3ème éd. 2011, p. 114 et s.
[16] En application de l’art. 93 al. 1 n°4a GG: „La Cour Constitutionnelle fédérale statue […] sur les recours constitutionnels qui peuvent être formés par quiconque estime avoir été lésé par la puissance publique dans l’un de ses droits fondamentaux ou dans l’un de ses droits garantis par les articles 20 al. 4, 33, 38, 101, 103 et 104; […]“ (Traduction certifiée par le Bundestag, mise à jour de novembre 2012, emphase ajoutée). V. par ex. GERSDORF H. Verfassungsprozessrecht, 4ème éd. 2014, p. 7 n° 20.
[17]KRANENPOHL U., „Verfassungsrechtsprechung – Regieren mit Richtern“, in KORTE K.-R., GRUNDEN T. (dirs.), Handbuch Regierungsforschung, 2013, pp. 257-266(260).
[18] EBERL M., Verfassung und Richterspruch: rechtsphilosophische Grundüberlegungen, 2006, p. 290.
[19] Comp. BVerfG, décision n° 2 BvR 2039/99, 3.11.1999.
[20] ALLEWELDT R., Bundesverfassungsgericht und Fachgerichtsbarkeit, 2006, p. 232.
[21] La recherche de la „concordance pratique“ de droits fondamentaux entrent en collision est une des tâches du législateur, sous la surveillance du BVerfG: comp. GELLERGMAN M., Grundrechte im einfachgesetzlichem Gewande, 2000, p. 358.
[22] Traduction certifiée par le Bundestag, mise à jour de novembre 2012.
[23] M. BOROWSKI, Die Glaubens- und Gewissensfreiheit des Grundgesetzes, p. 190.
[24] BOROWSKI, idem. Certaine auteurs vont jusqu’à nier l’existence de la liberté de croyance négative, dans la mesure où chaque membre d’une société libérale se doit de tolérer l’exercice d’une liberté jusqu’au moment où celle-ci entre en collision avec une de ses propres libertés: v. S. HUSTER, Die ethische Neutralität des Staates: eine liberale Interpretation, 2002, p. 175.
[25] FORET F., Religion and Politics in the European Union, 2015, p. 195.
[26] V. Commission nationale consultative des droits de l’homme, Avis sur la laïcité, JORF n°0235 du 9.10.2013, texte n°41, para. 10.