Le présent numéro des cahiers juridiques traite du « sort des créanciers dans le nouveau droit français de la faillite », écrit par Andrée Brunet.

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Introduction:
1.- Aucune branche du Droit n’a été aussi souvent modifiée que le droit de la faillite. Depuis le Code de commerce de 1807, au moins 5 réformes d’envergure se sont succédées, et les trois dernières ont eu lieu à une fréquence rapprochée: 1955, 1967 et 1985.
D’où vient une telle manie de réforme ? Sans doute trouve-t-elle une origine dans l’intérêt de plus en plus grand que les pouvoirs publics portent à la vie économique; mais elle procède aussi de la croyance, un peu naïve, que lorsque les entreprises connaissent des difficultés, le remède consiste à modifier en priorité le droit de la faillite.
Pourtant, il est vrai que la loi du 13 juillet 1967 n’était pas parfaite et qu’une réforme était souhaitable. En l’occurrence, la réforme a bien été faite et avec une ampleur sans précédent puisqu’elle est le fruit de trois lois : la loi du 1er mars 1984 sur la prévention des difficultés, la loi n° 85-98 sur le redressement et la liquidation judiciaires des entreprises du 25 janvier 1985 et la loi n° 85-99 du même jour sur la réforme de le profession de syndic.
2.- Ces trois lois nouvelles répondent aux principales critiques adressées à la loi de 1967.
L’ouverture de la procédure de faillite à une date trop tardive constitue la première critique, c’est-à-dire à une époque où les difficultés de l’entreprise sont devenues trop graves pour pouvoir raisonnablement espérer la sauver. La loi du 1er mars 1984, en mettant sur pied tout un système de prévention des difficultés, est destinée à permettre une ouverture plus précoce de la procédure de faillite, qui pourra déboucher sur autre chose qu’un constat de décès.
La seconde critique de la législation de 1967 tient au rôle du syndic. Ce dernier est présenté comme le fossoyeur de l’entreprise en difficulté il ne sait que « casser » l’entreprise au lieu de la gérer, il ne pense qu’à préserver ses propres intérêts au lieu de s’occuper de ceux de l’entreprise. Voilà pourquoi la loi n° 85-99 du 25 janvier 1985 fait disparaître la profession de syndic et la remplace par deux nouvelles professions: celle d’administrateur judiciaire et celle de mandataire-liquidateur. L’administrateur est chargé de gérer le patrimoine du débiteur en faillite; le mandataire-liquidateur de représenter les créanciers, d’où sa dénomination de représentant des créanciers dans la nouvelle procédure, et de liquider l’entreprise lorsqu’elle ne peut être sauvée, il est alors appelé liquidateur.
Troisième et dernière critique adressée à la loi de 1967: l’échec du règlement judiciaire. La loi de 1967 instituait deux procédures: la liquidation des biens pour les entreprises dépourvues de toute chance de redressement qui étaient donc condamnées à disparaître et le règlement judiciaire pour les entreprises susceptibles de redressement. Or les statistiques montraient que plus de 90 % des procédures se terminaient par une liquidation des biens; autrement dit que le règlement judiciaire constituait un échec complet. Pourquoi ? Parce que le règlement judiciaire supposait certes que l’entreprise soit économiquement viable, mais aussi et surtout qu’elle soit capable de payer ses créanciers. Or, comme l’ouverture du règlement judiciaire intervenait trop tard, à un moment où le passif de l’entreprise était déjà trop importent, et que seuls les créanciers chirographaires consentaient dans le concordat des sacrifices, délais de paiement et remises de dettes, tandis que les créanciers titulaires de sûretés exigeaient d’être payés intégralement après l’homologation du concordat, l’entreprise en règlement judiciaire, même économiquement viable, ne parvenait pas à se redresser. Elle finissait par s’effondrer sous le poids de son passif: d’abord elle honorait tant bien que mal son passif privilégié, puis n’était plus en état d’exécuter le concordat. A partir de là, le règlement judiciaire ne pouvait qu’être converti en liquidation des biens, ce qui provoquait un gaspillage économique fâcheux: des entreprises économiquement viables disparaissaient, et avec elles tous les emplois qui y étaient attachés. On le constate : il n’était pas inutile de créer une nouvelle procédure, plus apte à assurer le redressement des entreprises en difficulté. Tel est l’objectif de la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 qui instaure une procédure précisément intitulée « redressement judiciaire ».
3.- La procédure de redressement judiciaire comporte évidemment des aspects stables inspirés du droit antérieur. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, peu de changements sont intervenus à propos des conditions d’ouverture de la procédure: la seule innovation consiste à pouvoir désormais ouvrir une procédure à l’encontre des artisans.
Ce qui a considérablement évolué, c’est l’aménagement lui-même de la procédure. D’abord, la loi nouvelle prévoit deux régimes de redressement judiciaire: le régime normal et le régime simplifié destiné aux petites entreprises. Ensuite, normale ou simplifiée, la procédure est divisée en deux phases: la phase d’observation et la phase de décision.
Pendant la période d’observation, il s’agit de déterminer s’il est possible de sauver l’entreprise. Pour cela, l’administrateur, dans la procédure normale, élabore un rapport qui contient un bilan économique et social de l’entreprise et un projet de plan de redressement. Dans la procédure simplifiée, où en principe il n’existe pas d’administrateur, le juge-commissaire fait un rapport sur la situation de l’entreprise; le projet de plan de redressement est l’œuvre du débiteur lui-même ou de l’administrateur si le tribunal décide d’en nommer un. Naturellement, pendant toute la durée de la période d’observation, l’entreprise poursuit son activité, l’administrateur se voyant confier par le tribunal une mission soit de surveillance, soit d’assistance, soit encore d’administration exclusive de l’entreprise.
Arrive la phase de décision. Le tribunal statue sur le sort de l’entreprise au vu du rapport de l’administrateur ou, dans le régime simplifié, du projet de plan présenté par le débiteur. Ou bien le redressement paraît possible, dans ce cas, le tribunal arrête un plan de redressement qui peut prendre deux formes, soit un plan de continuation, soit un plan de cession. Ou bien le redressement s’avère impossible, alors le tribunal prononce la liquidation judiciaire de l’entreprise qui correspond en gros à la liquidation des biens de la loi de 1967. Le problème s’est posé, lorsque l’entreprise se trouve dans une situation absolument désespérée, de savoir si le tribunal avait la faculté de prononcer immédiatement, dès l’ouverture de la procédure, la liquidation judiciaire sans passer par une période d’observation. La mesure est utile lorsqu’il est évident que le redressement est illusoire et que la continuation de l’activité pendant la période d’observation, si brève soit-elle, ne servira qu’à accroître le passif. La Cour de cassation ayant fermement refusé une telle possibilité, il est question de réformer la loi de 1985 pour permettre le prononcé de la liquidation judiciaire dès l’ouverture de la procédure.
4.- La réduction du rôle des créanciers constitue une autre caractéristique de la réforme de 1985. Et ce point est tellement important qu’il mérite à lui tout seul un exposé.
Les créanciers, et je m’intéresse évidemment ici aux créanciers antérieurs au jugement d’ouverture de la procédure, sont les grands perdants de la réforme. L’idée qu’ils doivent être sacrifiés sur l’autel du redressement judiciaire résulte déjà de l’article premier de la loi de 1985: « il est institué une procédure de redressement judiciaire destinée à permettre la sauvegarde de l’entreprise, le maintien de l’activité et de l’emploi et l’apurement du passif ». Manifestement, l’accent est mis sur l’entreprise; sauver l’entreprise devient l’objectif primordial; si, en plus, les créanciers peuvent être payés, tant mieux; mais la procédure de faillite a cessé de s’intéresser d’abord aux créanciers.
Quel est alors le sort des créanciers antérieurs au jugement d’ouverture du redressement judiciaire ?
5.- Parmi tous les créanciers d’une entreprise en faillite, il en est qui sont de simples créanciers chirographaires et d’autres qui sont titulaires de sûretés, que ce soient des privilèges généraux ou des sûretés réelles spéciales.
La loi de 1967 réservait un traitement inégal à tous ces créanciers, les titulaires de sûretés étant évidemment mieux traités que les chirographaires.
Si, pendant la durée de la procédure, l’obligation de produire et de se soumettre à vérification valait pour tous les créanciers, seuls les créanciers chirographaires et les créanciers titulaires de privilèges généraux étaient regroupés dans la masse; les créanciers titulaires de sûretés réelles spéciales restaient en dehors de la masse. Et l’issue de la procédure consacrait le triomphe de tous les créanciers titulaires de sûretés. Dans le règlement judiciaire, le concordat était voté par les seuls créanciers chirographaires et applicable, en principe, à eux seuls. Dans la liquidation des biens, les créanciers titulaires de sûretés raflaient la mise, tandis que les chirographaires encaissaient leurs pertes.
La loi de 1985 traduit une nette évolution vers une plus grande égalité des créanciers. Ce serait là un progrès plutôt sympathique, s’il ne s’agissait d’une égalité dans le dénuement.
Pendant la période d’observation, il se produit une véritable uniformisation de la situation des créanciers. Tous, chirographaires et titulaires de sûretés, sont logés à la même enseigne. Lors de la phase de décision, la situation des créanciers se caractérise par une dégradation. Cette dernière atteint essentiellement les créanciers titulaires de sûretés, les seuls à qui l’on puisse véritablement prendre quelque chose. Certes, la liquidation judiciaire leur assure un traitement comparable à celui qu’ils connaissaient dans la liquidation des biens, mais le plan de continuation et même le plan de cession les affectent sérieusement.
Uniformisation du sort des créanciers pendant la période d’observation et dégradation de leur situation lors de la phase de décision seront les deux parties de cet exposé.