Le présent numéro des « études et documents du c.j.f.a. » (EDCJFA) était consacré à la publication d’un mémoire traitant du « statut constitutionnel de l’enseignement privé en France, éléments de comparaison avec le droit allemand », écrit par Claudia Lange et réalisé avec le soutien du Professeur Christian Autexier (Université de la Sarre).
Ce mémoire est ici proposé au format PDF texte.
Introduction :
Le statut de l’enseignement privé en France dépendait avant la décision 77-87 DC du Conseil constitutionnel en date du 23 novembre 1977 entièrement de la bonne volonté du législateur. Cette décision a déclaré que « la liberté de l’enseignement constitue l’un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, réaffirmés par le Préambule de la Constitution de 1946 et auxquels la Constitution de 1958 a conféré valeur constitutionnelle ». Ainsi l’enseignement privé en France dispose désormais d’un statut constitutionnel. Concernant son fondement textuel, le juge constitutionnel ne pouvait, faute de mention expresse dans les Constitutions de 1946 et 1958 ou dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789, que rappeler l’article 91 de la loi de finances du 31 mars 1931 dans lequel il est dit que la liberté de l’enseignement est un « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Ce fondement semble cependant bien faible en comparaison avec l’article 7, alinéa 4,1ère phrase de la Loi fondamentale allemande, qui garantit aux personnes physiques et morales le droit fondamental de fonder des écoles privées.
La liberté de l’enseignement, qui a pour signification essentielle la pluralité des enseignements, c’est-à-dire la coexistence d’un enseignement privé à côté de l’enseignement public, comprend deux éléments: la liberté d’enseigner et la liberté de l’enseigné. Le premier se rattache généralement à la libre communication des pensées et opinions et concerne plus précisément la transmission des connaissances aux jeunes, leur formation dans le cadre scolaire. L’enseignement est donc une nécessité sociale mais il s’adresse à des esprits malléables.
II comporte ainsi la possibilité de guider, par la qualité et par l’orientation idéologique de l’enseignement, l’avenir de la cité. Ainsi, l’Etat ne peut remettre l’enseignement à la seule initiative privée. En outre, la liberté d’enseigner comprend elle-même deux aspects: l’un qui la caractérise comme une liberté économique et sociale, c’est-à-dire la liberté de créer une entreprise d’enseignement, l’autre qui la fait appartenir à la famille des libertés de pensée, à savoir la liberté intellectuelle de l’enseignement dispensé: Celle-ci apparaît au niveau de l’établissement : dans quelle mesure peut-il déterminer ses programmes, ses méthodes pédagogiques et son inspiration idéologique ? et au niveau de l’enseignant considéré individuellement : peut-on lui laisser la liberté de diffuser ses pensées personnelles ?
La liberté de l’enseigné concerne d’abord les parents qui peuvent choisir L’enseignement qu’ils souhaitent pour leurs enfants. Puis, elle s’impose à l’enseignant qui doit respecter la personnalité propre de l’enfant.
Généralement, la liberté de l’enseignement est considérée comme un des droits les plus précieux reconnus aux citoyens des démocraties, parce qu’elle permet d’éviter tout endoctrinement étatique et tout dirigisme scolaire. Ce droit peut être réalisé par deux voies : celle du pluralisme idéologique, qui permet le choix entre des établissements d’orientations diverses, et celle de la neutralité scolaire, qui interdit à l’enseignant toute prise de position susceptible de troubler les consciences des enseignés.
Historiquement, l’enseignement est jusqu’au 18e siècle en Allemagne aussi bien qu’en France presqu’exclusivement entre les mains de l’Église. Bien qu’il existe en Allemagne de plus en plus d’écoles qui dépendent des villes, le contrôle sur l’enseignement scolaire reste jusqu’au début du vingtième siècle un domaine de l’Église. En France, la Révolution de 1789 a pour conséquence la laïcisation des institutions scolaires et l’inscription dans la Constitution de 1791 du principe d’un enseignement d’État. C’est le point de départ d’une lutte entre les révolutionnaires partisans d’un enseignement laïque et les catholiques attachés à un enseignement confessionnel. Sous la Convention, un décret du 29 frimaire an III (29 décembre 1793) déclare dans son article premier que l’enseignement est libre. Cette liberté trouve sa première consécration constitutionnelle dans la Constitution du Directoire (22 août 1795): « Les citoyens ont le droit de former des établissements particuliers d’éducation et d’instruction ainsi que des sociétés libres pour concourir au progrès des sciences, des lettres et des arts » (article 300). Ainsi peut-on constater une multiplication des établissements libres, qui d’ailleurs dominent l’enseignement primaire. Mais un mouvement anticlérical remet bientôt cette liberté en cause. Sous le Consulat, cette liberté est restreinte par une loi du 11 Floral an X (1801) et quelques années plus tard l’enseignement privé est déclaré incorporé à l’université impériale. Bien que l’Église ait pu regagner son autorité dans l’enseignement et que la liberté dans le primaire lui ait été restituée par la loi Guizot de 1833, le système napoléonien a survécu dans le secondaire et supérieur jusqu’à la Révolution de 1848. La liberté de l’enseignement est inscrite dans l’article 9 de la Constitution de la deuxième République du 4 novembre 1848 : « L’enseignement est libre. La liberté de l’enseignement s’exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois et sous la surveillance de l’Etat ». Deux ans plus tard, le 15 mars 1850, suit la fameuse loi Falloux sur l’enseignement primaire et secondaire. Cette loi reconnaît et réglemente entre autre le droit d’ouvrir des écoles privées du premier et second degré (art. 17, 27 et 60) et son article 69, qui autorise une subvention publique aux établissements secondaires d’enseignement privé, est encore aujourd’hui appliqué par le Conseil d’ Etat.
En Allemagne, la Révolution de 1848 a également suscite la création d’une Assemblée constituante qui a voté à l’Église Saint Paul de Francfort la première Constitution allemande, qui prévoit déjà la liberté de l’enseignement en instituant le droit de fonder des établissements d’enseignement privés (article 154). Cependant cette Constitution n’est jamais entrée en vigueur et l’Allemagne reste encore pendant 20 ans dispersée en plusieurs principautés et royaumes, avant que Bismarck ne réussisse l’unification en créant la Confédération allemande en 1871. Néanmoins la Constitution de l’État Prusse de 1850 avait inscrit dans son article 22 presque mot pour mot la disposition de l’ancien article 154; ainsi la liberté de l’enseignement reste acquise en Prusse.
Toutefois, en France, sous Napoléon III, cette liberté est encore une fois restreinte et à partir de 1856 le système antérieur à 1848 est à nouveau institué. Cependant, l’Église a su défendre sa position et à partir de 1863 les établissements secondaires ecclésiastiques ne cessent de se multiplier. Sous la troisième République, l’enseignement supérieur est finalement libéré: la loi du 12 juillet 1875 admet la création des universités libres. La loi du 10 août 1871 sur l’attribution des bourses départementales, interprétée par le Conseil d’Etat comme étant applicable à l’enseignement tant public que privé, jouit encore d’une certaine importance. Cependant la liberté connaît encore des limites : les congrégations doivent être autorisées pour pouvoir ouvrir des établissements scolaires, ce qui exclut les Jésuites. Parallèlement commence le mouvement vers l’instruction populaire: la loi du 16 juin 1881 sur la gratuité de l’enseignement primaire et la loi Ferry du 28 mars 1882 sur l’obligation scolaire dans le primaire, qui admet cependant que l’instruction puisse être donnée dans des établissements privés agréés ; puis la loi Goblet du 30 octobre 1986 sur la laïcité des écoles primaires publiques prévoit qu’un jour par semaine sera réservé à l’instruction religieuse facultative en dehors des édifices scolaires. Ainsi l’instruction religieuse – encore prévue par la loi Falloux – est abolie dans l’enseignement public. La loi du 1er décembre 1905 dispose finalement la séparation entre l’État et l’Église.
Après la Première Guerre mondiale, la Constitution de Weimar s’est efforcée d’instituer la première démocratie en Allemagne, qui n’a duré que 14 ans. Cette Constitution prévoit dans son article 147 que les écoles privées qui se substituent aux écoles publiques ont besoin d’un agrément étatique ainsi que les conditions pour l’obtention de cette autorisation. L’alinéa 2 du même article limite la liberté de fonder des écoles primaires privées au cas exceptionnel où une école publique confessionnelle ou philosophique n’existe pas dans une commune alors qu’elle est réclamée par des familles. L’alinéa 4 de cet article renvoit au droit établi pour les autres écoles privées. Cet article 147, qui remonte au compromis scolaire de Weimar, restreint le rôle de l’enseignement privé. La liberté de l’enseignement est assurée, mais seuls les établissements publics et les établissements privés agréés peuvent être fréquentés pour accomplir l’obligation scolaire (article 145). En outre, la Constitution de Weimar met l’accent sur l’enseignement public en instituant un devoir de l’État, des Länder et des communes de se charger de l’éducation de la jeunesse grâce à des établissements publics. La liberté de l’enseignement est abolie avec l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir en 1933.
En France, la loi Astier institue en 1919 une véritable charte de l’enseignement technique, que le Conseil d’ État interprète aujourd’hui comme admettant l’institution de l’enseignement technique privé ainsi que son subventionnement. Après l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale, le Régime de Vichy apporte un certain assouplissement au statut des écoles privées: facilités financières et traitement moins sévère des congrégations. Après la Seconde Guerre mondiale, on observe une inversion de la tendance, marquée par la suppression de toute aide financière. La Constitution de 1946 ne mentionne pas expressément la liberté de l’enseignement, mais les travaux préparatoires révèlent que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ont été introduits dans le Préambule pour sauvegarder la liberté de l’enseignement. Ce compromis sur l’enseignement porte aussi sur l’inscription dans ce même Préambule d’un devoir de l’État d’organiser l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés. Dans les années cinquante plusieurs lois réglementent le statut de l’enseignement privé: d’abord les lois Barangé et Marie du 28 septembre 1951 qui prévoient une allocation au profit des maîtres de l’enseignement privé et qui apportent une aide forfaitaire à toutes les familles d’élèves scolarisés dans l’enseignement public ou privé; puis sous la cinquième République la loi Debré du 31 décembre 1959, véritable charte des rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés du premier et second degré, qui a institué deux régimes contractuels, le contrat simple et le contrat d’association, liant l’État et les établissements cocontractants. C’est sur ce fondement que le subventionnement de l’enseignement privé a été admis. Cette loi a été révisée à plusieurs reprises : loi Guichard-Pompidou du 1er juin 1971; loi Guermeur du 25 novembre 1977 relative à la liberté de l’enseignement ; loi du 22 juillet 1983 relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l’État; loi Chevènement du 25 février 1985, qui modifie la loi de 1983 et revient au texte original de 1959, et finalement la loi du 29 décembre 1990. Seuls les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle, terre allemande en 1905 lors de la séparation de l’Église et de l’État, n’appliquent pas l’article premier de la loi Debré; ils ont conservé une législation spéciale.
II faut encore signaler qu’en 1971 les rapports entre l’État et l’enseignement privé par correspondance ont été réglementés. En 1984, les relations entre l’État et les établissements d’enseignement agricole privés sont réformés. L’œuvre législative la plus récente est la loi du 21 janvier 1994, relative aux conditions de l’aide aux investissements des établissements d’enseignement privés par les collectivités territoriales. L’article essentiel (l’article 2), qui admettait l’octroi de subventions généreuses par les collectivités locales, fut cependant déclaré contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel en date du 21 janvier 1994 (voir infra deuxième partie, I, A, 1, b).
En Allemagne, la Loi fondamentale de 1949 institue la liberté de l’enseignement comme droit fondamental, non seulement comme droit objectif à l’agrément étatique comme dans la Constitution de Weimar. A l’Est, les écoles privées étaient interdites jusqu’à la réunification en 1990. Du fait du système fédéral et de la souveraineté culturelle des Länder, les États fédérés ont la compétence législative exclusive en matière scolaire (articles 30, 70 ss. de la Loi fondamentale), uniquement restreinte au point de vue matériel par les dispositions constitutionnelles, notamment l’article 7 LF. En outre l’article 7, alinéa 4, 2ème phrase de la Loi fondamentale mentionne expressément : « Les écoles privées qui se substituent aux écoles publiques doivent être agréées par l’État et sont soumises aux lois des Länder. » Ainsi, le principe de la liberté de l’enseignement est repris dans la plupart des constitutions des Länder. Quelques unes prévoient même un droit des écoles privées aux subventions, ce qui n’est pas mentionné dans la Loi fondamentale. De cette façon, la législation scolaire est uniquement unifiée par des accords entre les Länder ; en matière d’enseignement privé cet accord date du 11 août 1951. Pour une meilleure coordination du système scolaire, une conférence permanente des ministres des affaires culturelles des Länder est institue depuis 1948. Ainsi la Loi fondamentale prend position contre un monopole public de l’enseignement. La concurrence entre l’enseignement public ainsi que privé et leurs initiatives nouvelles devaient provoquer un développement pédagogique permanent.
Bien que la liberté de l’enseignement soit ainsi assurée dans les deux pays, le rôle respectif de l’enseignement privé est assez différent. En France l’enseignement privé détient 16,8% de l’effectif scolaire et 94% des établissements privés dépendent de l’Église catholique, il existe une cinquantaine d’écoles juives, une quinzaine d’établissements de confession protestante (sous la IIIème République la plupart des écoles de la religion réformée ont accepté d’intégrer le secteur public) et quelques écoles coraniques ont été fondées récemment, en outre il existe dans le secondaire quelques établissements privés laïques. Ce n’est que dans le supérieur que la majorité des établissements privés sont laïques, ce sont surtout ceux qui dépendent de la Chambre de commerce et d’industrie. Ainsi le problème de l’enseignement a été de tout temps lié à celui des rapports de l’Église catholique à l’État. Cependant 94% des enseignants et deux tiers des directeurs de l’enseignement catholique sont laïcs. Néanmoins on constate dans ces établissements une nette sous-représentation des élèves originaires de pays à majorité musulmane : seuls 2,9% de la population scolaire étrangère y sont accueillis.
En Allemagne, où l’enseignement privé constitue 10 % de l’effectif scolaire, sa branche confessionnelle (catholique et protestante) ne détient pas une place prédominante, car un grand nombre des établissements d’enseignement privés sont de caractère anthroposophique, ce sont surtout les écoles libres de Waldorf (Waldorfschulen).
Ce phénomène est peut-être dû à la neutralité et à la laïcité stricte de l’enseignement public en France, tandis qu’en Allemagne, bien que l’enseignement public doive incontestablement respecter le principe de neutralité, il existe des écoles confessionnelles publiques, et l’instruction religieuse fait partie des matières d’enseignement régulières dans les écoles publiques à l’exception des écoles non-confessionnelles (articles 7, alinéa 3, 1ère phrase et 141 de la Loi fondamentale). Pourtant en France aussi la discussion dans l’enseignement se diversifie et porte aussi sur l’opposition entre d’une part un enseignement public souvent monolithique, centralisé et peu flexible et d’autre part un enseignement privé décentralisé et plus libéral. Ainsi l’enseignement catholique en France est devenu une alternative à l’enseignement public plutôt qu’une école aux convictions religieuses affirmées. Ce mouvement concerne aussi l’Allemagne où l’on peut noter une considérable expansion des écoles privées due à la création des écoles qui se qualifient elles-mêmes alternatives et qui se situent dans une perspective critique à l’égard de l’école publique. Elles sont caractérisées par un travail pédagogique en petites unités et instaurent de cette façon un climat scolaire nouveau, ainsi qu’une nouvelle forme de collaboration entre élèves et enseignants. Dans le domaine de l’enseignement préscolaire le secteur privé et l’Église gèrent la grande majorité des institutions, par contre dans le supérieur le secteur public détient presque un monopole.
L’enseignement privé se comprend par opposition à l’enseignement public, c’est-à-dire que tous les établissements scolaires qui ne sont pas publics sont privés. Les établissements publics sont ceux qui appartiennent à l’État ou aux collectivités locales, pendant que les écoles privées appartiennent aux personnes physiques ou morales de droit privé, aux congrégations ou à l’Église. Bien que l’État doive respecter la liberté de l’enseignement, il ne peut pas se désintéresser des établissements d’enseignements privés. Ainsi nous traiterons dans une première partie le respect de la liberté de l’enseignement.
L’enseignement privé de son côté veut jouir d’une liberté et d’une indépendance les plus étendues, cependant au point de vue financier il a besoin du secours de l’État. Nous examinerons donc la liberté de l’enseignement comme liberté assistée dans une deuxième partie.